La rue de mon enfance
Ma famille habitait dans un immeuble de la rue Vauban – tout près du quai Général Sarrail. Des fenêtres de l’entresol que nous occupions on voyait le Rhône et le pont Lafayette et de l’autre côté du pont, les Galeries Lafayette…
Juste en face de nous, l’immeuble où s’est installée la GESTAPO pendant la drôle de guerre (je me demandais ce qu’elle avait de drôle celle-là et me le demande encore !) qui est redevenu par la suite l’immeuble de la P J.
Il s’est toujours passé des choses peu catholiques dans ce lieu : passages à tabac pendant les interrogatoires, rafles de prostituées, ratonnades pendant la guerre d’Algérie et autres joyeusetés du même genre !
C’était et c’est encore m’a-t-on dit – une rue tranquille, aux immeubles de belle allure où vivait la petite bourgeoisie.
Rue sans surprise et apparemment sans grand intérêt ….
Et pourtant, quand j’étais toute petite, 3 boutiques me fascinaient : l’épicerie de Mme Clos, la laiterie et le salon de coiffure, sans oublier le marchand de charbon et le vitrier !!
Mme Clos était une imposante femme, d’un âge indéfinissable. Cheveux grisonnants, frisottés et rares, obèse à cause d’un diabète qui lui causait beaucoup d’ennuis, visage rond où quelques poils blancs décoraient hardiment des verrues que je trouvais énormes ! Elle parlait toujours d’une voix essoufflée, voulait jouer les méchantes avec les enfants sans y parvenir vraiment. En fait elles étaient 2 sœurs à tenir l’épicerie et toutes deux du même acabit !! L’aînée – ma préférée – trônait à la caisse et n’en bougeait pas de la journée, sauf extrême urgence !!
La semaine, elles portaient toujours le même vêtement informe recouvert de grands tabliers aux couleurs délavées.
A elles deux, ces femmes avaient déjà quelque chose de surréaliste mais que dire alors de leur boutique !! Une vraie caverne d’Ali Baba pour une enfant !
Cette épicerie occupait l’angle de la rue Vauban et de le rue Pierre Corneille.
Il y faisait toujours sombre, la lumière qui aurait pu venir de la vitrine étant occultée non seulement par le fameux papier bleu collé alors sur toutes les fenêtres de Lyon, mais aussi par les marchandises, les plus hétéroclites qui soient, entassées, en un équilibre précaire, jusqu’au plafond. Boutique exiguë où il ne restait que peu de place pour circuler ! Etagères débordantes de boîtes de conserves, de lait condensé, de bocaux de fruits, de légumes secs, de pâtes, de café, de chicorée, d’épices, de bonbons multicolores, de balais, de serpillière et même de martinets pour enfants pas sages !! … etc.
Au sol - un carrelage défoncé de partout et dont la couleur était à peine visible sous la crasse - d’énormes sacs en jute contenant du riz – le plus souvent avec charançons, des lentilles pleines de cailloux, de la farine, elle aussi charançonnée …
La guerre !! …
Là, se trouvaient – trop rarement - les légumes et fruits frais : topinambours, rutabagas…
Il y avait encore un énorme tonneau contenant des œufs conservés dans de la saumure (il y en avait un aussi chez nous, mais plus petit !), des caisses de vin, de bière
J’était fascinée par cette abondance alors qu’on manquait de presque tout à la maison et je ne comprenais pas pourquoi ma mère n’en rapportait pas de pleins sacs à la maison ! Il y avait ce fameux rationnement, les tickets !! Selon leur catégorie, ces tickets donnaient droit à une quantité précise de marchandise et la catégorie des tickets dépendait de l’âge des personnes correspondantes !
Je me souviens que j’appartenais à la J 3, enfin …. Je crois !
Il y avait des tickets pour tout : épicerie, viande, pain, biscottes, lait…
Le plus étonnant de cette boutique étaient ses odeurs !
Celle qui dominait était l’odeur de renfermé poussiéreux que le parfum des épices ne parvenait pas à dissimuler. L’odeur aussi - doucement âcre - que dégageaient les deux femmes : était-ce l’odeur du diabète sur fond d’absence d’hygiène ?
Les sacs de jute laissaient flotter des effluves légèrement piquants adoucis par celle – sucrée - des bonbons. Des relents de vin – gros rouge - répandu accidentellement lors de la mise en bouteilles – vous prenaient à la gorge comme par surprise pour se fondre ensuite dans les autres senteurs.
Un autre personnage trônait dans cette épicerie : Monsieur le chat ! Un énorme matou qui passait le plus clair de son temps à dormir sur des sacs de jute vides empilés !! Comme tous les chats à cette époque, celui-ci avait un rôle bien défini : chasser les souris ! Et au vu de son imposante taille, ce chat devait faire une sacrée bombance toutes les nuits !
Chez nous, les souris menaient une sarabande incroyable et notre chat ne suffisait pas à les exterminer ! Elles nous offraient un spectacle des plus divertissants, enfin, que je trouvais divertissant ! Mes parents ne voyaient pas cela du même œil que moi !! Les souris sont restées mes copines même si maintenant je leur demande de respecter mon territoire, ce qu’elles font d’ailleurs !
Si on trouve aujourd’hui l’équivalent – ou presque – de cette épicerie avec les épiceries arabes (vous savez : l’arabe du coin !) ou asiatiques, il y a une boutique qu’on ne trouve plus du tout : la laiterie !
Autant l’épicerie se faisait remarquer par son encombrement autant la laiterie nous offrait un vide blanc et bleu clair – le bleu laiterie ! Je n’ai jamais trouvé, par la suite, ce bleu répertorié sous ce nom dans les tubes de peinture !!!!
Un carrelage immaculé souvent humide en raison des nombreux arrosages au jet pour éliminer les traces de lait.
Alignés contre un mur d’immenses bidons en aluminium attendaient le passage du camion laitier. Dans le prolongement d’une sorte de banque, se trouvaient deux imposantes cuves pleines de lait ; la laitière plongeait des mesures en aluminium (louches ou récipients gradués) pour remplir les « berthes » de ses clients.
Ces « berthes » étaient le plus souvent en aluminium elles aussi ; parfois je me souviens de femmes qui venaient avec des « berthes » de luxe, rouges à pois blancs. Leur couvercle fixés au corps du récipient cliquetaient pendant le transport à vide ou lors de leur remplissage : le chant des berthes est encore dans mes oreilles ! Tout comme est dans mes narines l’odeur de lait et de crème qui embaumait la laiterie. Un bon lait onctueux qu’il fallait faire bouillir une fois arrivé à la maison afin d’empêcher qu’il « tourne ». Il fallait aussi le surveiller pendant cette opération, repérer le moment où ce lait chercherait à s’échapper de la casserole …. Oter la casserole du feu puis la remettre une fois le liquide revenu à un niveau normal et ainsi de suite par trois fois : « Surveille le lait ! » disait ma mère.
Le lait de mon enfance n’était pas aseptisé comme celui de maintenant ! On y trouvait des mouches noyées parfois, quelques brins de paille … Si le lait de laiterie n’avait déjà plus le goût exquis du lait bourru tout frais sorti des vaches de la Haute Loire, il gardait cependant le goût des herbages et d’étable, disparu à jamais hélas !
Sur la banque il y avait des jattes de fromage blanc et de crème, plus rarement, du beurre avec de jolis dessins en relief dessus. Mais aussi on trouvait de grosses mottes de beurre : la laitière découpait avec un fil de fer la quantité que vous désiriez. S’offrait à nous aussi du gruyère plein de trous à la saveur incomparable
Comme tout cela était bon ! Une tartine de ce beurre-là, presque jaune, onctueux et vous étiez transportés dans les fermes de campagne …. Si du miel de montagne s’y ajoutait alors vous étiez au paradis !
Un beau jour sont apparues les bouteilles de lait, puis deux sortes de bouteilles, l’une a capsule rouge pour le lait entier, l’autre à capsule bleue pour le lait écrémé et cela a été le début de la fin du vrai lait !!!!
…………………….. À suivre peut-être ? ;)